
Marie Claude
Conte photographique de Mélanie Wenger
Prix hsbc pour la Photographie 2017
J’ai craint qu’elle ne soit plus là. Qu’elle nous ait quittés. Peut-être n’a-t-elle pas perdu la tête autant qu’elle voudrait me le faire croire. Peut-être veut-elle simplement me raconter une autre vie. Celle qu’elle aurait voulu avoir, vivre. Tout ce dont elle a rêvé. Elle m’en parle, chaque jour. Son histoire change, toujours. Chaque fois. Entre la vérité, ce qu’elle aurait voulu vivre, ce qu’elle a interprété, ses histoires évoluent, varient, changent. Elle est ces histoires, c’est tout ce qui importe. Qu’elles soient vraies n’est pas la question. Mais en tant que photographe, ce qui importe est de savoir ce que l’on va voir, ou ne jamais voir. Ces histoires, faut-il les rêver ? Faut-il les créer ? Faut-il les oublier ?
Ces belles histoires, comme quand elle prenait son bain dans son bateau. Celles où elle teignait ses cheveux seule dans le seau. Celles où le chat dormait dans son lit, propre. Faut-il les attendre ? Peut-être ne vont-elles jamais se produire. Se reproduire ? Celles qu’elle-même attend peut-être toujours… Attend-elle autant que moi que quelque chose se passe ?
Je suis tombée sur Marie-Claude en rentrant de Libye, au bout d’un chemin sans issue dans un lieu-dit perdu des monts d’Arrée bretons en avril 2014. “Tu viens voir mes poupées ?” me lança-t-elle, en m’indiquant mon chemin. Dans sa maison de bric et de broc je découvre un monde que je ne quitterai plus. Qui me hante et m’emplit de joie à la fois. Cette vieille dame de soixante-quinze ans, cette ancienne bûcheronne, pêcheuse et couturière attachante et effrayante me touche, me parle de moi, de ma mère, de ce que je suis aujourd’hui et de ce que je crains de devenir. Elle interroge la rébellion qui est en moi et qui ne veut pas s’éteindre. Elle me montre que tout persiste et que rien ne s’éteint. Comme ma grand-mère, vieille mais rebelle. Elle n’a jamais eu d’enfants et me fascine pour cela, moi qui en ai perdu ou chassé, qui résiste (peut-être) à l’appel de la féminité. Est-elle femme ? Est-elle enfant ? Est-elle folle ? Suis-je folle ? Autour d’elle, tous la fuient. Sa particularité, son caractère. Elle n’a jamais suivi les rails, les règles de la communauté. Une marginale. Un peu comme moi, parfois. Un peu comme nous tous en fait, sauf que certains n’osent pas.
À dix-huit ans, elle épouse Albert, dix-sept ans de plus qu’elle. Elle emménage dans la maison de son mari, qu’elle ne quittera plus jamais. Ils sont sans le sou, elle vole ses parents, sa sœur, pour lui. Il la bat, la séquestre et la prive de tout contact extérieur. À sa mort en 1999, elle se retrouve seule avec une maigre retraite. Marie-Claude est une accumulatrice compulsive, solitaire, sénile, mais elle a un caractère bien trempé. Elle n’a ni enfants ni famille mais un bon millier de poupées. Elle a perdu la mémoire, une bonne partie de sa tête mais elle est fascinante. Tous les deux mois, je prends ma voiture, de Bruxelles ou d’ailleurs, et vais la voir en Bretagne. Je passe plusieurs jours avec elle, la photographie. Elle ne se souvient parfois plus de moi, elle m’ouvre sa maison. À l’aide de petits papiers et de photos, je lui remémore chaque fois qui je suis et ce que nous faisons ensemble.
Mais que fait-elle toute la sainte journée ? Je ne l’ai vue que se balader, chercher des racines, se perdre. Pisser dans le café, manger des crêpes n’importe quand… Que fait-elle ? Elle-même ne veut pas répondre à cette question. Comme si je devais rester dans le coin pour savoir. Ou peut-être aussi pour qu’elle arrête de le savoir. Suis-je simplement celle qui arrive dans sa vie ? Ne puis-je donc jamais être celle qui observe ? Suis-je arrivée trop tard ? Vit-elle ces histoires qu’elle me raconte, assise dans son salon ? Ou en vit-elle d’autres ? Se souvient-elle parfois ? Sait-elle qui elle est, qui elle fut ; ce qu’elle est devenue ? Ermite, sorcière, vieille folle, korrigan, ou petite grand-mère. La voici.
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Exposition à l’Espace Culturel Hansez
Rue de la Chapelle 4, 4877 Hansez (Olne)